Rencontre avec Brigitte Poupart : sous le prisme transformateur de l’art

Artiste incontournable de la scène contemporaine québécoise, Brigitte Poupart, scénariste, réalisatrice, metteuse en scène et actrice, incarne à elle seule l’essence d’un art engagé aux multiples disciplines. À l’occasion de la diffusion de son spectacle immersifJusqu’à ce qu’on meurediffusé à Arsenal Art Contemporain jusqu’au 30 mars, Brigitte nous ouvre les portes de son antre créative où l’audace et l’innovation se rencontrent sans cesse et nous poussent au questionnement. Arborant une signature forte et singulière, cette entrevue exclusive nous plonge dans les coulisses de cette œuvre complètement unique (on confirme!) où le spectateur devient lui-même acteur de l’histoire. Mais pas seulement.

Dans une dimension plus intime, Brigitte nous livre ses réflexions de vie tournées autour de son parcours, sa vision, ses combats, notamment en tant qu’artiste femme qui sort des codes, les défis techniques que peuvent représenter ses œuvres, mais aussi ses expériences artistiques profondes et touchantes comme avec le chorégraphe Dave-St-Pierre. En bref, un monde aux milles inspirations qui repousse de loin les frontières conventionnelles de l’art.

© Julie Artacho

Brigitte, en quoi ton parcours a-t-il contribué à façonner ton désir d'explorer des formes d'expression moins conventionnelles?

B : “J’ai terminé le Conservatoire d’art dramatique en 1990, puis j’ai fondé ma compagnie Transthéâtre en 1991. À cette époque, il y avait dans le monde une sorte de foisonnement très artistique des formes éclatées. Des compagnies de l’étranger qui sortaient complètement des codes. J’avais vu “Periodo Villa Villa” d’une compagnie argentine qui m’avait complètement jetée à terre à l’Usine C. C’est là que j’ai pris conscience que je voulais réaliser des spectacles comme ça, où les gens déambulent, où il n’y a pas de scène.

En tant qu’actrice, j’ai fait beaucoup d’underground, donc beaucoup d’in situ. En fait, tout ça se passait surtout ailleurs dans le monde. Ici au Québec, on était en crise économique post-référendaire, on avait un marasme social pas possible alors c’était très difficile d’être artiste, qui plus est d’être une femme artiste. On n’avait pas le choix que de créer nos propres compagnies si on voulait exister. On a survécu à travers l’underground mais on n'avait pas les moyens de nos ambitions. J’ai toujours fait des trucs qui sortaient de l’ordinaire, qui sortaient des conventions. On voulait m’imposer des étiquettes, ce qui est difficile car dans mes spectacles, j’intègre autant du cinéma et que plein d’autres disciplines.”

Quel a été le moment décisif, tes influences, qui ont fait que ton choix s’est orienté vers l’art vivant?

B : “Je dirais que c’est à la sortie du Conservatoire que ça a été la période la plus enrichissante. J’ai tourné avec Dave St-Pierre, j’ai découvert le travail de Pina Bausch, de Romeo Castellucci… Des grands maîtres qui te font réfléchir. J’ai découvert beaucoup de compagnies de danse aussi, et étant très attirée par l’art visuel, j’allais tout le temps voir des expositions. En fait, ce sont toutes les autres disciplines qui ont nourri ce que je fais au théâtre. Je voulais et veux créer des tableaux. Faire de l’art multiple, aux compréhensions multiples. Pour moi, la mise en scène, c’est de la sculpture par exemple. Et puis à côté je fais de l’art numérique, ça montre bien à quel point toutes ces pratiques sont liées.”

Connue pour la vision profonde et engagée de tes oeuvres…

c’est quoi les valeurs et convictions qui guident ton travail artistique au quotidien?

B : “J’ai des valeurs très fortes. D’abord humanistes, puis progressistes, féministes en avant-plan, tout le temps. L’équité, l’inclusion. Depuis mes débuts, ma démarche a toujours été la plus inclusive possible. Les femmes étaient à l’honneur et j’ai toujours souhaité travailler avec des groupes d’horizons culturels et ethnoculturels différents. Mais je ne force rien. Beaucoup de gens veulent juste cocher des cases. C’est plaqué, c’est pas intégré et il n’y a pas forcément d’écoute. Pour moi, il y a une vraie écoute, un partage et une collégialité à avoir dans le travail. Toutes et tous ont leur place.”

c’est quand que tu as ressenti le plus d'épanouissement en tant qu'artiste? que ce soit sur scène, derrière la caméra ou dans ton processus de création?

B : “Il y en a eu beaucoup, de moments forts. Je dirais que “Over My Dead Body” que j’ai réalisé sur Dave St-Pierre en est définitivement un. Du début à la fin. Parce que déjà le tournage était particulier, je vivais avec ma caméra 24h/24. J’ai tout vécu à travers lui, sauf évidemment la souffrance et la maladie, bien que je vivais finalement aussi dans l’attente du docteur. Ensuite, toute la post-production qui a suivi était très éprouvante. Qu’est-ce que j’allais faire s’il venait à mourir? Comment j’allais raconter l’histoire? Tout le documentaire s’est crée au montage. Ça m’a pris un an et demi. La sortie et la tournée du film ont été incroyables.

Sinon, “Jusqu’à ce qu’on meure” en est un grand de moment. Très grand même. Parce que malgré l’adversité, malgré les obstacles, ce spectacle là était nécessaire à Montréal. Ça fait des années que j’en parle, bien avant la pandémie. Et je l’ai fait, envers et contre tous, et je ne regrette rien.”

Quand tu parles d’adversité, qu’entends-tu par là? Est-ce que le doute, la remise en question sont des aspects plutôt présents dans ta discipline?

B : “Se faire une place, peu importe le milieu, c’est une bataille féministe. À tous les niveaux. Ici, que ce soit les subventions, les lieux de diffusion, la représentation médiatique… Il faut croire à 300% en ses projets. T’as une belle idée, mais personne ne t’ouvre la porte. 

En fait, la remise en question, le doute, c’est pas tant dans ma pratique. Quand je suis inspirée et que je pars sur une idée, je ne doute pas de sa valeur. Je planche et je rentre dans une sorte d’état de création très particulier. Les idées sortent, c’est comme un flow créatif super intense. Mais après, quand je sors de cet état, c’est justement toutes ces problématiques reliées au budget, à l’organisation, au marketing… qui remettent en cause mon processus. Il faut persévérer. On entre dans un mode où l’industrie culturelle prône. On fait plus place au divertissement qu’à l’art. Et je n’ai rien contre le divertissement, loin de là, on a besoin d’une diversité de propositions. Par contre, il ne faut pas que ce soit au détriment de quelque chose d’autre. L’art fait bouger les mentalités, il pousse au questionnement, à la réflexion. Il doit tout autant avoir sa place.”

En tant qu’artiste multidisciplinaire, comment arrives-tu à jongler avec les différentes dimensions de ta pratique?

B : “Je ne sais pas comment, mais j’y arrive *rires*. Je pense que j’ai la capacité d’être entièrement à une place quand il le faut. D’arriver à faire le vide du reste. D’être dans le moment présent. Et puis surtout, il faut bien penser au fait qu’un projet nourrit l’autre. Il y a des expériences qui sont transversales. Ce n'est pas quelque chose qu’on exploite forcément alors qu’il y a des façons de faire, des disciplines qui sont communes. Dans “Jusqu’à ce qu’on meure”, les décors sont très cinématographiques par exemple. Il y a toujours une dimension d’autres disciplines, que je pratique moi-même, et que j’intègre quelque part. C’est super important pour moi.”

Peux-tu nous parler de la genèse de ton spectacle "Jusqu'à ce qu'on meure"? Qu'est-ce qui t’a poussé à produire cette pièce?

B : “J’avais à l’époque monté le spectacle Luzia du Cirque du Soleil. C’était la première fois que je collaborais avec eux. J’avais déjà la danse, le théâtre, le cinéma, et c’est là que j’ai vu le potentiel poétique de l’art du cirque. Je me suis alors dit que j’aimerais ça, un jour, faire un spectacle qui me ressemble, où cette pratique est elle aussi mise de l’avant en plus de toutes les autres. Je me suis donc mise à imaginer ce spectacle là. En y réfléchissant, ce que je souhaitais, c’est qu’on ne voit pas qui est circassien et qui est danseur. Je voulais vraiment créer un monde où les pratiques se mélangent dans un univers à la signature et au contenu narratif forts.

J’avais ce fantasme là du retour en arrière. J’ai donc dirigé les artistes comme des acteurs et ça a été un ravissement pour eux et pour moi. D’avoir cette proximité avec le public où le eye-contact, le toucher sont importants, où finalement on est toutes et tous ensemble. Il y a une vraie vulnérabilité qui se dégage chez le spectateur qui fait partie prenante de l’histoire et du décor. On n’est pas dans l'interactif où on oblige les gens à participer ou à prendre la parole. On crée du lien par les sens.”

© Jean-François Savaria

d’où est venue l’idée de créer cette connexion entre le public et les artistes? Quel était ton objectif en permettant aux spectateurs de naviguer librement dans l’espace?

B : “J’ai toujours fait des spectacles qui brisent le quatrième mur. Que ce soit dans une dimension sonore, visuelle ou scénographique. Et là, je voulais que les spectateurs puissent choisir leur point de vue. Un peu comme s’ils étaient eux-mêmes réalisateurs. C’est-à-dire que si on s’approche très près d’un.e artiste, on est en gros plan avec cette personne. Au contraire, on peut témoigner de l’action en étant en plan large. Il y a aussi des histoires parallèles, alors il faut choisir celle que l’on veut regarder. Le spectateur devient actif et non passif. Quelque chose là-dedans est aussi de l’ordre de la curiosité. Certaines personnes sont venues deux à trois fois voir le spectacle pour l’observer d’un autre angle. Le spectacle est vécu différemment selon le public, selon comment les gens bougent dans l’espace, comment ils reçoivent les choses, comment ils réagissent...”

Quels ont été les défis que tu as pu rencontrer?

B : “Le plus difficile c’est au niveau technique. Parce que là faut demander à l’éclairagiste de recomposer complètement différemment un plafond technique. La musique était un gros défi aussi, qu’Alex McMahon a relevé de main de maître. La musique crée un crescendo, raconte une histoire. Elle est notre narration principale. Je fais aussi de la spatialisation sonore, c’est-à-dire qu’à certains moments, la musique se déplace dans l’espace pour attirer le regard du public ailleurs. Je suis en quadriphonie donc ça demande un grand défi de composition.

Sinon, créer des décors en sachant que les gens vont les toucher et grimper dedans, voire même déplacer des affaires. Tous ces petits niveaux nécessitaient une équipe qui avait le goût de tout ça.”

TU TRAVAILLES en collaboration avec beaucoup d’autres esprits créatifs (chorégraphes, technicien·NES, DANSEUR·euseS, ETC)...

Comment approches-tu cette dimension collaborative à travers tes œuvres?

B : “J’ai toujours travaillé avec des équipes autour de moi mais c’est-à-dire que ça nécessite une vision claire pour amener tous ces gens à la même place. Pour la chorégraphie, j’ai dansé moi-même donc c’est plus facile pour moi de dire à un.e chorégraphe ce que je recherche précisément. Dans “Jusqu’à ce qu’on meure”, il y a aussi beaucoup de leitmotiv. C’est réfléchi, on raconte un sous-texte. On travaille les qualités de présence aussi. Ce qui est très engageant pour les artistes car c’est constant. Une fois que le spectacle commence, il n’y a pas de pauses, c’est jusqu’à la fin. 

J’ai commencé la chorégraphie avec Dave St-Pierre, ensuite Marie-Ève Quilicot. On se connaît bien tous les trois. Je prends des concepteurs qui connaissent mon univers si on veut, comme Alex à la conception sonore, Mathieu Roy à l’éclairage. Ce sont surtout des collaborations de longue date. Mais pas que! Charlotte, qui est cheffe décor, sort d’école et vient d’intégrer l’équipe. Je suis pas du tout hermétique et fermée à l’idée d’accueillir de nouvelles personnes. Quand ta vision est claire, c’est pas déroutant de faire confiance aux idées des autres. Ça bonifie, ça nourrit. Dans l’équipe, beaucoup font partie de la relève. C’est aussi important pour moi de pouvoir leur faire une place, les encourager.”

Brigitte, c’est quoi la suite pour toi? De nouveaux projets cinématographiques et/ou théâtraux qui s’en viennent?

B : “Et bien déjà “Jusqu’à ce qu’on meure” s’en va à Lyon et sera présenté au Festival des Nuits de Fourvière du 25 juin au 2 juillet! Il sera probablement en Europe pour l’année prochaine aussi. Autrement, je suis en train de terminer mon documentaire “À travers tes yeux”, réalisé avec ma fille, et je prépare mon premier long-métrage de fiction qui s’appelle “Où vont les âmes?” produit par Bravo Charlie et qui sera tourné en août et septembre prochain avec les actrices Monia Chokri et Julianne Côté dans les rôles principaux. Ce long-métrage de fiction est une nouvelle aventure. C’est très galvanisant.”

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