“Mon cri du coeur”, par Jean-François Bélisle
Par un soir d’automne pluvieux en 1995, j’ai découvert l’art.
Pas la décoration qu’on retrouve dans la majorité des maisons. Ni les tableaux qui dégoulinent d’émotions puériles, sans autre fondement que la vie très personnelle de l’artiste. Mais plutôt l’art qui nous force à regarder notre histoire autrement. À apprendre de notre passé. À critiquer notre présent. À rêver un avenir meilleur. J’étais alors de retour à Montréal après quelques années passées en Afrique et en Suisse. À un peu tous les niveaux, je me cherchais.
Je m’étais inscrit à un cours d’histoire de l’art, à Concordia, sur un coup de tête. Je ne me souviens plus quel artiste on regardait, ni même quelle période de l’histoire on étudiait. Mais je me souviens très précisément du moment où j’ai compris le prisme de l’art. Certains artistes, les meilleurs selon moi, ont le rare pouvoir de poser des questions importantes. De forcer les spectateurs à penser différemment. De changer le monde. Une œuvre à la fois.
Ce soir d’automne pluvieux, c’était il y a 25 ans. Et à partir de ce soir-là, j’ai dédié ma vie professionnelle à essayer de faire vivre des moments comme ça aux gens autour de moi. À tenter de partager ma passion. Encore aujourd’hui, je suis convaincu que l’art peut changer le monde. Qu’en tant que société, on doit utiliser les artistes pour mieux se comprendre, pour mieux se questionner.
Vivre sans trop penser, sans trop questionner notre monde est pas mal simple. Et à peu près tout dans nos sociétés modernes, nous pousse vers ça. Mais je suis convaincu que pour construire un monde meilleur, on doit se questionner. Douter. Critiquer. On ne peut pas simplement embrasser l’opinion du dernier chroniqueur lu.
Entre 1995 et aujourd’hui, j’ai exploré un peu toutes les industries reliées au monde des arts visuels. Et j’ai bourlingué pas mal. Italie, France, Espagne, Suisse, États-Unis, Canada, Thaïlande, Chine… Je voulais absolument avoir un regard le plus vaste possible. Puisque l’art m’avait mis sur la piste du questionnement, ça me paraissait normal de questionner le milieu dans lequel je travaille. Il faut dire que mon passé un peu nomade avait mis la table. Pendant des années, mon plus grand plaisir était d’aller voir ailleurs. Me poser dans un nouveau pays, me trouver une job dans un autre segment du monde des arts, apprendre la langue, me faire une blonde locale, découvrir, comparer, questionner. Puis partir et recommencer. Pas exactement un modèle de stabilité.
Je suis de retour au Canada depuis 13 ans. Depuis quatre ans, je dirige le Musée d’art de Joliette.
Vous connaissez le Musée d’art de Joliette? Ou le MAJ comme l’appellent ses amis? Le MAJ, c’est un peu comme un film d’auteur indépendant. Vous savez, ces créations incroyables qui se faufilent de temps en temps entre les blockbusters. Et qui finissent par atteindre un public planétaire. Comme les films d’auteur, le MAJ est une institution qui veut faire une différence. On n’a pas les feux d’artifice du dernier Avengers, mais on a la force et le contenu d’un Xavier Dolan. Et, surtout, on a la capacité et la liberté d’essayer plein de choses, de faire autrement.
Dans nos musées aujourd’hui, où sont les 18-35 ans? Où sont les nouveaux arrivants? Où sont les jeunes de la rue? Les musées doivent impérativement repenser leurs liens avec leurs visiteurs. Tous leurs visiteurs. Beaucoup le font déjà un peu, mais il faut aller encore plus loin. La clé, c’est l’éducation et les services aux visiteurs. On s’est tous déjà fait accueillir dans un musée par un jeune étudiant, qui est davantage préoccupé par ses examens de fin de session que par l’expérience des visiteurs. Le manuel scolaire traîne sur le comptoir. La conversation est aussi chaleureuse qu’une chambre froide. Et l’échange dure moins longtemps que le temps de traitement du paiement sur le terminal visa. Ça commence mal une visite, ça.
Bien sûr, la qualité des expositions doit être optimale. Mais une super expo qui n’est comprise par personne – sauf un petit groupe d’initiés – ça ne change pas le monde.
Chaque personne qui va au musée, que ça soit pour la première fois ou la millième fois, qu’elle ait 7 ou 77 ans, doit découvrir des nouvelles possibilités pour apprendre, penser, grandir et – surtout – vivre de façon critique.
Depuis toujours, je rêve de placer les musées au cœur de leur communauté. Leur communauté au sens large. Pas juste une bourgeoisie éduquée. Un musée ne devrait pas être qu’une « destination culturelle », mais bien un milieu vivant. Un milieu riche d’échange et de réflexion.
À Joliette, c’est ce qu’on essaie de faire. Et à force de le faire, la famille du musée a tranquillement grandi. On a attiré les Lanaudois, d’un peu tous les horizons. Et aussi du monde de Trois-Rivières, de Montréal, de Québec, de Toronto, pis même de Calgary et Vancouver. Aujourd’hui, on fait des expositions avec d’autres musées un peu partout au Canada et à l’étranger.
Ceux qui ont visité le MAJ récemment savent qu’on fait les choses différemment. Il y en a qui appellent ça un musée chaleureux et à taille humaine. Mais la taille ne change pas grand-chose selon moi. Ce qu’on fait de différent, c’est de penser à chaque visiteur, un à la fois.
Si comme moi, vous pensez que nous devons utiliser les arts pour évoluer en tant que société, vous devriez, vous aussi, encourager vos proches à s’ouvrir à la pensée critique des arts visuels. Et ensemble, peut-être bien qu’on pourra changer le monde.
Un visiteur à la fois.